Air Liquide – De la novlangue managériale à “My Voice”

Ces documents dont nous avons fait nôtres les propos, qui font écho à l’organisation du travail et à la novlangue de notre entreprise, nous ont permis de mettre du texte sur les réflexions qu’elles suscitent.

DERRIÈRE LE VOCABULAIRE
Lignes tirées d’un texte du collectif Histoires Populaires : “Travailleurs, employés, collaborateurs” 31 mai 2017 :
“Dans le domaine de l’emploi, nous étions dans le passé désignés comme des travailleurs, terme actif. Puis nous sommes
devenus des employés, terme passif. Pour finir, plus récemment, les nouvelles règles de management nous ont qualifiées de
collaborateurs, terme complice. Notre rôle dans l’entreprise est donc passé en quelques décennies d’un statut d’actif à un statut de passif puis à un statut de complice. Quelle est la justification de ce glissement sémantique ?
[…] Le premier glissement sémantique vise à établir le lien de subordination de façon à préserver le statut de l’employeur comme réel producteur de la valeur”
(puisque le travailleur n’existeraient plus que par l’emploi fourni et contrôlé par l’employeur) .
“Le deuxième glissement sémantique cherche à rendre la servitude volontaire. “La liberté de jeu donnée aux travailleurs est la condition de leur contribution à leur propre exploitation (Pierre Bourdieu)”. La mise en place de la subordination volontaire doit être accompagnée de l’injection d’une dose massive d’affects joyeux afin que le travailleur participe avec entrain au nouveau modèle qui lui est proposé” ( → “My Voice” et “Be Act and Engage” qui sont des slogans, “l’expérience collaborateur” et les fameuses “opportunités” des résultats de My voice) .

Lignes tirées d’un article du site web Les Crises – « collaborateur » plutôt que « salarié » : ce qu’il y a derrière la novlangue de votre DRH par Henri Rouillier Sociologue – 9 juin 2018 :

“Parlons de novlangue. Le terme auquel on pense spontanément, c’est celui de « collaborateur » Que porte le terme de « salarié » pour qu’on lui préfère celui de « collaborateur » désormais ? […] ce qui est véhiculé par le terme de « salarié », c’est le concept de subordination que la Cour de Cassation a défini depuis 1996 comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements du subordonné ». A savoir que le lien de subordination du salarié à son employeur est inscrit dans le contrat de travail. Dans une pratique modernisée du management, cette relation de subordination fait tache, si l’on peut dire. En conséquence, le management reprend un terme dont étaient traditionnellement affublés les cadres (que la direction considérait comme des interlocuteurs aptes à « collaborer » avec elle) pour l’appliquer au reste des employés de l’entreprise. Sous-entendant que tout le monde existe sur le même plan que l’encadrement, que tous les salariés de l’entreprise vivent les conditions d’une égalité. En réalité, il s’agit donc de faire sauter l’idée même de subordination, au profit de la collaboration qui est censée se faire de plein gré. En pratique, c’est un concept que l’on retrouve notamment dans la rhétorique de l’entreprise libérée où l’on considère chacun comme son propre manager. C’est encore une manière de masquer ou d’invisibiliser ce lien de subordination.”
Pourtant […]“le salariat présente d’énormes avantages en ce que c’est une forme de mise au travail collective. Le salariat, ce sont des droits, des garanties ainsi qu’une forme de protection. Et c’est très important.”

Ce qui caractérise donc un contrat de travail, c’est un lien de subordination juridique permanent. En droit, tout salarié est “subordonné” et il ne peut être à la fois « collaborateur » et « subordonné »…

Le mot « collaborateur » n’existe pas dans le Code du Travail, sur un plan juridique, c’est un salarié. L’appeler collaborateur c’est faire de l’idéologie pour faire croire qu’il est à égalité d’intérêts avec la direction et les propriétaires du capital… mais ce n’est pas le cas.

C’est aussi parce qu’il est subordonné qu’il a des droits. Le Code du Travail, créée pour protéger les salariés des abus patronaux, est la contrepartie à la subordination. Supprimer la notion de subordination enlève cette contrepartie et laisse croire que dans l’entreprise, tous ont le même challenge et tous sont dans le même bateau jusqu’à ce que le patron parte avec le bateau et que le salarié reste amarré sur le quai de Pôle Emploi et … qu’il s’aperçoive qu’il n’était pas « collaborateur » mais bel et bien “subordonné”…

Le mot « collaborateur » résonne donc de toutes parts. Effectivement, pour entraîner le personnel sur des objectifs, pas toujours clairement identifiés, dans une organisation mouvante, la facilité est de lui laisser croire qu’il est le maillon indispensable. Se posent en fait donc, non seulement les droits des salariés, mais aussi le contenu du travail dans un espace planifié, avec les moyens humains et financiers pour le réaliser.

Là nous touchons au coeur des problématiques quotidiennes dans notre entreprise. Pour les résoudre ou du moins réduire leur prégnance, “remettons l’église au centre du village” et revenons aux écrits des textes légaux en appelant les salariés … des salariés.

MY VOICE OU LE BONHEUR AU CHAUSSE PIED (“opportunités, close the loop”…)

Lignes tirées d’un bref compte-rendu de Marc-Antoine Pencolé du livre de Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherches au CNRS, La comédie humaine du travail.

Dans La comédie humaine du travail, Danièle Linhart poursuit ses précédentes recherches en sociologie du travail sur la « modernisation » des entreprises et l’évolution de l’organisation du travail qui l’accompagne, en abordant cette fois plus spécifiquement le nouveau management dit « humaniste », qui entend respecter l’humain, la personne, être à son écoute et lui donner les moyens de son épanouissement dans l’entreprise ( → My Voice) .

[…] de manière apparemment paradoxale, les managers (les directions) accusés d’être directement responsables de la souffrance au travail reprennent à leur compte la critique (et envoient au charbon les cadres de 1er niveau) et affirment vouloir eux aussi prendre soin de l’humain derrière le travailleur. L’auteure entend démontrer que c’est précisément cette attention « humaniste » de l’encadrement envers les travailleurs qui nie leur statut de professionnels et les rend vulnérables.

[…] Le discours élaboré par le nouveau management est séduisant, puisqu’il y est question de prise en considération de l’humain chez le salarié, de son vécu et de ses émotions, mais aussi d’autonomie, voire d’éthique, de dépassement de soi et d’épanouissement dans l’engagement corps et âme pour l’entreprise ( → My Voice et Be Act and Engage) .

L’entreprise cherche à se faire aimer, à « arracher la confiance » de ses propres salariés et du reste de la société en se faisant (montrant ?) plus humaine.

Si les managers justifient l’évolution du travail, (…), par cette rhétorique humaniste, ils procèdent en réalité à la mise en place de techniques très abouties de gestion et de contrôle de l’humain, qui reposent fondamentalement, et c’est la thèse que défend l’auteure, sur l’élimination du registre du professionnel dans les relations de travail*– laquelle n’est pas nouvelle et place le management moderne dans la continuité directe du taylorisme et du fordisme du début du XXe siècle. Plus la hiérarchie considère les personnes au travail comme des humains (avec leurs faiblesses surtout) , moins elle respecte leur statut de professionnels, leur expertise et leur droit à peser sur la définition de leur travail, à se l’approprier. De plus, la mise en avant de l’humanité des salariés court-circuite la médiation du rapport de la personne à son activité et à sa hiérarchie par le collectif de travail : celui-ci peut être un vecteur d’entraide et de solidarité, voire d’opposition commune, mais la psychologisation et l’individualisation des problèmes (comme sont traitées les risques psychosociaux) , ainsi que la mise en concurrence des salariés empêchent ces derniers de penser les conflits à l’échelle collective. Dès lors qu’il est soumis à ce régime d’encadrement, l’individu humain est mis à nu dans le rapport de subordination, il ne dépend plus que de ses chefs pour obtenir quelque reconnaissance, et ne dispose pas des ressources pour vivre ses difficultés et ses échecs autrement que sur un mode personnel, comme le signe d’une incompétence propre.

Ce mode d’organisation du travail et l’appareil idéologique qui le justifie, constituent un modèle managérial en partie nouveau, mais fondé sur les principes élémentaires du taylorisme et du fordisme, qu’il ne fait que parachever et mettre en oeuvre avec une efficacité inédite. (…) l’auteure montre que l’un et l’autre ont délibérément contribué à saper la professionnalité des ouvriers (depuis, celles des techniciens et des ingénieurs) , leurs métiers et leurs connaissances, en

mettant les travailleurs dans un état de dépendance et de déqualification sans précédent.*

(*pour nous une des raisons de la hausse des démissions à ALSA ces dernières années.)

Depuis longtemps le patronat avance masqué, moralisateur, hygiéniste, psychologisant les problèmes des salariés… et maintenant faussement humaniste, pour se dédouaner des conséquences de l’organisation du travail qu’il met en place au service des résultats financiers.

Ne soyez pas dupes et adhérez CGT !

TELECHARGEZ LE PDF

 

 

Imprimer cet article Télécharger cet article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.